Un lieu de mémoire oublié (ou presque !)

C’est une ville entourée de forêt, au bord d’une autoroute. Avec des maison toutes proprettes, bien rangées, beaucoup presque semblables. Ainsi que des immeubles plus anciens, de l’époque de l’Est lorsque le mur coupait encore l’Allemagne en deux. Une ville presque à Berlin, presque à Potsdam, égarée sur l’axe autoroutier où les voitures déboulent avec un bruit d’avion.

Kleinmachnow.

Pour des Français, certainement imprononçable (klaïn-marre-now).

Il fait terriblement glacé en ce mois d’octobre, les arbres sont multicolores et les passants emmitouflés. Écharpes, bonnets, manteaux de laine, bottines, gants : ici, on est paré pour l’hiver bien avant qu’il n’arrive, parce qu’il a tendance à débouler en traitre, un beau matin : brume, froid, beauté. Que j’aime l’automne en Allemagne ! Les maisons sont décorées de citrouilles dodues, pas vraiment d’entrain pour Halloween ici, on préfère les guirlandes de feuilles dorées qu’on accroche aux fenêtres, les panneaux en bois annonçant joyeusement « Herbst » (automne) à l’entrée des maisons comme pour le saluer d’un signe de la main. Les Allemands savent se réjouir des saisons, de la pluie qui tombe, de la brume qui descend et de la nuit qui s’accroche toujours plus.

Alors, ce matin, nous nous sommes dit, aujourd’hui, il faudrait aller à Kleinmachnow. Étrange décision de ballade, surtout en période de thèse (toujours dedans, eh oui – d’où mon silence prolongé sur ce blog et, puis, la vie, vous savez bien). D’autant que ce n’est pas vraiment une promenade de santé que nous avons en tête en nous installant dans la voiture. C’est un devoir de mémoire.

Comment se retrouver à Kleinmachnow un mardi ou l’histoire des sablés de Noël

Tout a commencé avec un magazine de recettes de cuisine. Il m’attendait à la caisse, dans son présentoir, alléchant, dans le supermarché voisin. Un magazine entièrement dédié aux Plätzchen – les sablés préparés exclusivement pendant la période de Noël. Mon péché-mignon (à mettre avec quasiment l’entièreté, justement, des pâtisseries et autres sucreries que l’on déguste Outre-Rhin de fin novembre à fin décembre).

Arrivée à la maison. Un bon café (et un morceau de chocolat – sans cela, point de salut !). Le magazine. Sur la quatrième de couverture, une publicité, celle d’un gadget tout à fait inutile mais absolument renversant, d’une machine entièrement dédiée à…la confection de sablés de Noël ! Bien évidemment, dans ces cas-là, la petite mamie qui sommeille moi se dit : il me le faut ! (apparement, dans le langage millenial, s’émerveiller devant des appareils électroménagers avant trente ans a un nom – l’adulting). Je me suis donc extasiée. Bosch avait de ses idées ! Bosch, on connaît tous n’est-ce pas? La grande entreprise allemande de plus de cent ans d’âge, l’un des fleurons de l’industrie d’Outre-Rhin.

C’est à ce moment que c’est arrivé. Exactement comment c’est arrivé, je ne pourrais pas l’expliquer. Une obsession historique, sans doute. Je me suis demandée si l’expression « les boches » utilisées lors des deux guerres mondiales en France avait un rapport avec l’entreprise du même nom. Puis, soudain, j’ai eu très envie de connaître le sort de Bosch pendant la Seconde Guerre mondiale.

Et puis voilà. De fil en aiguille, j’ai découvert que, bof bof niveau éthique humaniste. Qu’ils s’étaient lancés dans la production d’armement, avaient vaguement fait copain-copain avec les national-socialistes et qu’ils avaient alors, patatra !, des usines où ils faisaient travailler des prisonniers de guerre et des travailleurs forcés, dont…des déportées arrêtées notamment lors du soulèvement de Varsovie en 1944. Des milliers de femmes. Esclaves gratuites d’une production d’armement censé aider le Troisième Reich à gagner la guerre mondiale dans laquelle il s’était lancé avec une méthode systématique affolante.

L’un des camps de travail de Bosch était donc situé à Kleinmachnow. À trente minutes de mon chez-moi berlinois. Manteaux, écharpes, collants, bottines et voiture, en route pour Kleinmachnow.

Un parc avec des enfants

C’est un parc. Avec des enfants, des jeux et de jolis arbres. Entouré de maison. Au sol, à quelques mètres du début de la promenade, une stèle en rouille qui se souvient du camp, des déportées majoritairement polonaises. Et puis voilà. Pas grand chose d’autres, sinon les jolies haies des jardins qui donnent sur la stèle, de belles maisons bien rangées, sans feuilles mortes sur le gazon impeccable. Et le bruit de l’autoroute au loin. Sinon, rien. Un plan du camp. On s’imagine les baraques, la faim qui tiraillait les détenues. La peur, aussi. Entendons-nous bien. Le KZ-Außenlager de Kleinmachnow n’était pas un camp d’extermination, ni même de concentration. C’était un camp de travail. Mais la peur était la même et ce n’est pas à nous de faire une hiérarchie de l’horreur. Le fait est là. Bosch utilisait, comme beaucoup d’entreprises allemandes, une main d’oeuvre gratuite – des esclaves, disons-le – qui oeuvrait à l’anéantissement de l’Europe au profit de la Grande Allemagne. En avril 1945, lors de la bataille de Berlin et la chute pathétique d’une idéologie meurtrière emportant avec elle tout une nation, on avait jeté sur les routes les déportées mortes de faim dans une « Todesmarsch » (marche de la mort) en route pour le camp de concentration le plus proche, à l’autre bout de Berlin, Sachsenhausen.

Une histoire comme il y en eut beaucoup alors. La terreur, la faim puis la mort. Et puis aujourd’hui.

Quand on marche dans les allées du parc. Quand on regarde les immeubles et les maisons qui le borde. Les enfants qui jouent. On est pris de vertiges. Bien sûr, la vie. Quel beau cadeau que la vie là où on a semé la mort et la peur. Les rires des enfants sont le plus joli signe, sans doute, que tout ce scandale de l’Histoire n’a certainement pas eu le pas sur le monde d’après qui s’est construit quand même, avec son lot de drames et de tragédies. Toutefois. Rien. Une stèle devant laquelle les gens passent, indifférents. Devant laquelle, finalement, les gens habitent. Une ville qui a pris la peine de mettre une stèle, déjà et c’est énorme. Tous les lieux utilisant les déportés n’ont pas eu cette chance (j’en avais parlé ici !).

Mais voilà, oui, l’Histoire passe, la vie défile.

Maintenant, tout ceci n’est plus qu’un parc. Avant c’était un camp.

Qu’en dire de plus?

La fragilité d’un monde

On s’y est très bien fait, finalement, à cet espace de libre-circulation. Un jour à Londres, l’autre à Berlin, Prague, Amsterdam ou Barcelone. D’un coup d’avion, de train, ou de voiture, il est si facile, quand on est ressortissant d’un pays membre de voyager au sein de l’Union Européenne. Né en 1985, cet espace devint concret dix ans plus tard. Depuis, l’Europe se déplace avec la simplicité d’habitudes confortables. Abonnée aux vols entre l’Allemagne et la France, cette libre-circulation simplifie ma vie et à fait de Paris, le faubourg de Berlin (et vice versa).

Pourtant voilà. L’ogre Covid-19, en plus de grignoter nos vies, nos bonheurs et nos libertés (de mouvement), s’est finalement, aussi attaqué à des principes européens que l’on croyait à jamais gravé dans la pierre. Pour protéger sa population, pour éviter la propagation du virus, beaucoup d’États membres de l’Union européenne (et, de ce fait, depuis le traité d’Amsterdam de 1999, membres de l’Espace Schengen) ont fermé leurs frontières.

Face à un ennemi invisible, le pire de tous, la peur a poussé les États à se barricader derrière l’illusion rassurante qu’une frontière fermée protège malgré tout.

Nous avons quitté, à la mi-mars, une Europe qui faisait front, plus ou moins unie face aux questionnements du monde. Certains parlaient d’une institution plus puissante, plus fédérale. D’autres la voyait comme la seule source de salut vis-à vis d’États hyper-puissants qui tentent d’influer, notamment par leur masse, la marche inexorable du monde.

Oui mais voilà. Ogre Covid-19 il y a eu. Certaines convictions se sont effondrées comme un château de cartes, d’autres ont été renforcées.

Face à cette pandémie qui rappelle à nous les catastrophes sanitaires dont sont truffés nos livres d’Histoire et nos mémoires collectives (étrangement, la peste noire, pourtant si ancienne, est beaucoup revenue dans les comparaisons), le bon vieil instinct animal de fermeture, s’est réveillé.

Au nom du combat contre la propagation du virus, on s’est surtout protégé derrière les hautes barrières de ses frontières nationales.

Après tout, c’est dans la convention des Accords de Schengen. Article 2, paragraphe 2. « Lorsque l’ordre public ou la sécurité nationale l’exigent, une Partie Contractante peut […] décider que, durant une période limitée, des contrôles frontaliers nationaux adaptés à la situation seront effectués aux frontières intérieures ». La condition essentielle est de prévenir les autres « parties contractantes ». En cas d’urgence absolue, il est encore possible de fermer ses frontières et de faire part de sa décision ensuite.

Alors, oui. La crise sanitaire engendrée par le Covid-19 est bien une urgence. Urgence européenne ou urgence nationale? La question, délicate, mérite d’être posée. Toutefois, la réponse reste en suspend. Car, dans un cas comme celui-ci, concernant les systèmes de santé et le danger que courent les habitants, les États ne sont pas tous préparés de manière équivalente. Ils ne sont pas non plus tous atteints du virus avec la même force, la même violence. La question reste nationale, pour beaucoup.

Elle est pourtant tout autant européenne. Il est d’ailleurs affligeant, dans un sens, de voir que la fière Union de la « vieille Europe » n’était pas préparée à donner une réponse commune à une crise d’une telle ampleur. Voilà la portée de la catastrophe Covid-19, finalement, à l’échelle européenne. C’est un drame humain, une tragédie sanitaire. C’est aussi la question de l’Europe que l’on pose. Face à un ennemi invisible – un virus – on ferme son pays à double tour et on attend. Espace Schengen, Union européenne…fragiles que vous êtes !

Le drame de Fourmies

« C’est huit heures qu’il nous faut ! »

Fourmies. Petite ville du Nord de la France où les manufactures textiles fleurissent en cette fin du XIXème siècle, en pleine course au progrès.

À l’approche du 1er mai, on s’organise, dans les quartiers ouvriers, pour une grève et une manifestation retentissantes mais sans échauffourées. Il s’agissait de réclamer, dans toute la France, la journée de huit heures.

Jules_Guesde,_by_Nadar
Jules Guesde (1845-1922), voix du Parti ouvrier français

Alors que les journées de travail, dans les usines et manufactures, durent dix heures, parfois même plus, une revendication commune aux ouvriers s’élève dès les années 1860 aux États-Unis puis en Europe. Depuis 1889, en France et à l’internationale, sous l’influence de Jules Guesde, chef du Parti ouvrier français, le 1er mai était consacré aux revendications ouvrières. Avec pour mantra et pour cri, la journée de huit heures.

Fourmies, donc. Nous sommes dans le Nord de la France et c’est le textile qui est le centre de l’économie de la région. À l’usine Sans Pareille (ou Sanspareille?), les premiers ouvriers se massent devant les portes, empêchant ceux qui le veulent, de travailler. Car il s’agit de réaliser un mouvement de masse et de protestation, comme dans le reste de la France.

Oui mais voilà. Déjà la veille, les « patrons » avaient anticipé. Ils publièrent un avis commun, rappelant que le 1er mai était un jour comme un autre et, ainsi, il se devait d’être travaillé. Pas de grève, donc (même si, en 1891, le droit de grève a vingt-cinq ans – loi Ollivier de 1864). Le Petit Journal rapporte que les ouvriers avaient été menacés de perdre leur travail s’ils ne se présentaient pas aux ateliers ce matin-là.

1200px-Le_petit_ParisienL’ambiance est donc plutôt tendue ce 1er mai 1891, lorsque les gendarmes sont envoyés pour évacuer les ouvriers récalcitrants et les mettre au travail. Très rapidement, la situation dégénère et des pierres sont lancées en direction des forces de l’ordre. La foule, ensuite, se masse vers la place de la ville.

On s’imagine ce carré tranquille, au milieu des maisons, comme on en trouve dans toutes les villes et les villages de France, avec l’église, la mairie, quelques cafés et toutes ces rues qui débouchent, débordent sur la place. Les drapeaux rouges et les drapeaux tricolores surplombent la foule. Des femmes, des hommes et des adolescents marchent au cri de « C’est huit heures qu’il nous faut ! ».

Oui mais voilà. Peut-être parce que la situation les inquiétait déjà, l’armée avait été appelée en renfort à Fourmies. Les provocations fusent. Les manifestants cherchaient à s’emparer de fusils alors que les pierres pleuvent toujours sur les forces de l’ordre sur les dents. Le commandant donne l’ordre de tirer à blanc. Puis, très vite, ce sont les vraies balles qui volent vers la foule rassemblée.

« Ce fut épouvantable : en un clin d’oeil la vaste place se vida ; une trentaine de personnes restèrent sur le carreau » écrit l’envoyé spécial du Petit Journal le lendemain du drame. Parmi les silhouettes étendues sur le vol, il y a neuf morts et une vingtaine de blessés. Une balle perdue a traversé la vitrine d’un café et un enfant de treize ans est mort. On compte les blessés graves, les blessés légers, on transporte les morts au presbytère. En quelques heures seulement, Fourmies a sombré dans le drame. C’est alors le symbole d’un 1er mai sanglant.

Parmi les morts, quatre femmes âgées de dix-sept à vingt-et-un ans ans ainsi que des hommes, très jeune de moins de vingt ans et des enfants, de onze et treize ans. Ernestine, Félicie, Louise, Marie, Emile, Edmond, Emile (encore), Charles et Gustave. Les journaux énumèrent les noms, ébahis. Depuis vingt ans, on n’avait plus tiré sur les ouvriers, s’émeut un journaliste.

Vite, quelques jours après, on enterre les morts. La foule, dit-on, portait comme signe de ralliement une cravate rouge et un bouquet d’immortelles. On promet la vengeance, on crie à l’infamie mais l’enterrement reste digne et calme. Le 1er mai, soudain,  s’est teinté de rouge.

Le muguet ni l’aubépine ne sont encore associés à la fête du travail toute neuve (1889). Un sondage dans un journal propose l’églantine écarlate comme la fleur des ouvriers, pour rappeler le sang de ceux que l’on appelle alors « les martyrs de Fourmies ». Marie Blondeau, dit-on, fauchée sur la place, portait à la main un bouquet d’églantines.

Et le muguet?

En ce 1er mai confiné, pas de manifestations ni de brin de muguet qu’on s’offre sous le soleil. Étrangement, comme toutes les traditions, celle-ci nous manque et certains envoient des muguets virtuels (vous aussi votre messagerie en est remplie? si le muguet porte réellement bonheur, je vais avoir une fin d’année 2020 fantastique !).

Mais pourquoi le muguet? Pourquoi pas l’églantine, justement?

Avant tout, le muguet existait bien avant les grandes grèves. La tradition de cette fleur porte-bonheur remonte, dit-on, à la Renaissance et à Charles IX.

En 1940, un certain Philippe Pétain change « Liberté, Égalité, Fraternité » par « Travail, Famille, Patrie » sur les frontons de nos mairies. La fête du travail du 1er mai devient alors une date centrale dans la religion pétainniste. L’églantine des ouvriers est alors remplacée par le muguet déjà fêté pour ses vertus porte-bonheur.

Même si mon métier consiste essentiellement à raconter le passé, je suis prête à parier que le 1er mai 2021, on baignera dans des bains de muguet : 2020, à charge de revanche !

Une histoire polonaise

Une famille de l’Est

C’est par un message familial que l’idée de cet article m’est venue. Au coeur de ce confinement débordant, attablée devant ma thèse (et mon café), les quelques mots envoyés par une main paternelle m’ont fait un petit effet mémoriel. « Aujourd’hui, Adam aurait eu cent ans ».

Il m’a fallu quelques secondes pour retomber à pieds joints dans la mémoire familiale. Et cet oncle Adam né cent ans auparavant et disparu depuis (vu que je l’ai connu, j’ai comme pris un petit coup de vieux), m’a poussé dans l’histoire européenne et l’histoire polonaise.

Parce que voilà, comme beaucoup, mon arbre généalogique s’égare par delà les frontières françaises. Il ne faut pas remonter très loin, d’ailleurs, pour y découvrir des prénoms aux consonances slaves, à la prononciation compliquée et aux lieux de naissances résolument lointains. Ainsi, Adam, né en Pologne au mois d’avril 1920, ne savait pas, sans doute, qu’il quitterait un jour, avec parents et fratrie, son pays de naissance pour la France.

Il a beaucoup été question de la Pologne durant mon enfance. Mais sans photos, sans grande histoire ni petite, sans récit détaillé de cet « avant », lorsque cette famille aux nombreux fantômes habitait encore dans ce grand Est de l’Europe occidentale. Comme si, en laissant derrière eux le pays qui les avaient vu naître, les membres pas si nombreux de ce clan slave, avaient tout laissé derrière eux. Finalement, les histoires que j’entendais appartenaient à celles d’une diaspora familiale, avec les pâtisseries qu’on fait pour se rappeler (et dont l’orthographe m’est encore et toujours mystérieuse), les accents aux consonnes roulées et fracassantes (mon arrière-grand-mère notamment) et la vie compliquée dans un pays devenu, par un de ces jeux de poker de l’Histoire, la nouvelle patrie à aimer.

Je suis née longtemps après ces tragédies de la vie, dans une famille devenue française et francophone. Seuls les récits d’un Papa ayant grandi dans cet univers, avec ses voyages épiques dans une Pologne devenue communiste et fermée des années 1980, me permettaient de traverser le miroir (et cette fameuse histoire de soldats est-allemands, de mitraillette et de miradors vers Eisenach qui a accompagné notre enfance…!).

Le récit voulait que cette famille, ballottée par les aléas de l’Histoire, ait choisi la France comme refuge pour cause d’un père, grand-père, arrière-grand-père s’étant battu, me disait-on, à Verdun.

L’historienne-to-be que je suis, a cherché à mettre un peu d’ordre dans toute cette histoire qu’on se raconte « en passant », le passé vite caché dans des malles qu’on a plus envie d’ouvrir.

Comment, comment? me suis-je alors dit (je me parle souvent à moi-même). Comment ce Polonais pur souche s’était-il retrouvé à Verdun? Et après? Parce que le récit, ensuite, s’arrêtait. Comme si cet aïeul valeureux avait quitté sa ville, sa famille, sa nation (mais pas encore de pays !) en 1914, comme ça, sans raison, un baluchon sur l’épaule, partant se battre en France pour une raison inconnue. Puis, après s’être bien battu, être revenu vivant, il était rentré chez lui, s’était marié, avait eu des enfants. Puis, lorsque sa vie semblait de nouveau hausser les épaules, il était reparti. En France, encore, une fois. Avec famille et bagages, pour mourir ensuite sur les routes de l’Exode, fauché par des balles allemandes.

Avouez que bon. Il fallait remettre un peu d’ordre dans tout ce méli-mélo familial et, surtout, découvrir pourquoi le père de cet oncle Adam (qui aurait eu cent ans ce mois-ci), mon arrière-grand-père donc (vous me suivez?), avait décidé de s’élancer sur les champs de bataille de France.

Comme nous sommes en 2020, cent deux ans après une indépendance polonaise (attendue depuis 1795 !) en laquelle cet aïeul pas si lointain avait cru, j’ai eu envie de vous parler d’une armée de valeureux qu’en France, on connait peu.

On l’appelait l’Armée bleu.

…ou l’Armée Haller

Il y avait des Polonais dans l’armée française dès 1914. Des Polonais déjà présents sur le sol français lorsque la guerre avait éclaté et qui avaient décidé de se battre aux côtés de l’armée du pays qui les accueillait. Pour cause de mauvais passeport, on les avait enrôlés dans la Légion étrangère.

[Notons, bien sûr, qu’il y avait également des Polonais sur beaucoup d’autres fronts, entre 1914 et 1918, que ce soit le russe comme l’autrichien !]

Mais l’armée polonaise en France, ne voit le jour officiellement qu’en 1917. Décidée par décret, elle sera autonome, avec ses uniformes, son drapeau (l’aigle blanc polonais, bien sûr !), ses officiers et ses insignes. Toutefois, elle est subordonnée au commandement français. Une armée dans l’armée, en soit. 

Les volontaires déferlent donc sur la France, pour se battre. Parce que voilà, dans un sens, c’était une révolution. La Pologne, comme État, n’existait plus et ce, depuis 1795 (année du troisième partage de la Pologne qui signe sa disparition). Mais la nation polonaise, elle, subsista et n’hésita pas à se faire entendre à travers des révolutions, tentatives de coup d’état, barricades et autres printemps du peuple polonais qui n’aboutit, si ce n’est à renforcer le patriotisme de la population écrasée, à pas grand chose de concret.

Pour la Pologne (inexistante donc, mais palpitante à fleur de peau), faire la guerre à ceux qu’elle considère comme ses envahisseurs, c’est tenter le destin. Un grand espoir se lève dans l’issu de cette guerre terrible, avec le rêve, de voir revivre une Pologne triomphante. Il s’agit alors de se battre. Donner une armée polonaise à des Polonais volontaires, c’est un peu comme poser les premiers jalons d’un État depuis longtemps imaginé.

Les volontaires viennent alors de la diaspora polonaise éparpillée dans le monde : États-Unis, Canada, Brésil, Pays-Bas, Japon… mais ils débarquent aussi des quatre coins de France et des prisons.

Car voilà, la Pologne fut morcelée, donc. L’ouest du pays avait basculé en langue allemande et les habitants furent enrôlés sous l’uniforme de l’Empire de Guillaume II. Une fois fait prisonniers, il fut facile de piocher dans ces Polonais retenus en France sous ce que beaucoup considéraient comme le mauvais uniforme. Ils refirent la guerre. De l’autre côté.

Armée bleue? Pour la couleur de leur uniforme. Armée Haller? Parce que Jozef Haller.

Ancien chef des légions polonaises qui combattirent les russes sous le commandement de l’armée austro-hongroise, Jozef Haller est passé, avec ses hommes, dans le camp de l’Entente en 1918.

1918, c’est un peu tard me diriez-vous? Pour la guerre qui s’est déroulée sur notre sol, peut-être. Mais Jozef Haller et son armée bleue n’ont pas arrêté le combat en novembre 1918. En 1919, ils rentrèrent en Pologne et se battirent contre les armées bolchéviques qui cherchaient à utiliser ce vaste territoire comme un pont vers l’Europe, afin de propager la révolution prolétarienne en marche. La guerre soviético-polonaise (1919-1921) fit alors rage et le repos du guerrier dût attendre un peu.

En 1918, la Pologne redevint Pologne et Jozef Piłsudski (considéré comme le grand héros de l’aventure) crée la deuxième république de Pologne après plus de cent ans de morcellement.

Ce n’est qu’après que mon arrière-grand-père quitta son pays. Après la guerre en France et la guerre dans son État retrouvé. Il emporta avec lui, femme et enfants, bagages et souvenirs pour retourner dans ce pays dont il ne parlait pas la langue et où, soudain, il fallut se refaire une vie. En 1940, lors de la marche inexorable de l’armée du Troisièm Reich pour une deuxième guerre mondiale, il s’en alla sur les routes avec toute sa famille. Il ne revint pas, abattu par la fureur des balles allemandes. Depuis, en terre française il repose, lui, ce Polonais qui, depuis peu, était devenu Français.

(encore) une histoire de grippe

Alors que le monde combat, aujourd’hui, le Covid-19, CCPH s’est amusé à feuilleter les vieux tiroirs de l’histoire des pandémies. Bien sûr, il y a la grippe espagnole, que beaucoup comparent à la situation mondiale actuelle. Il y a aussi la peste noire, que certains citent, dont le lourd trophées de vie a traversé le Moyen-Âge.

Mais des épidémies, des pandémies, des grandes maladies terribles, il y en a eu beaucoup dans l’Histoire des Hommes. Toute une farandole de catastrophes qui se poussent du coude dans les archives.

En décembre 1889, en Russie, la grippe pointait le bout de son nez et s’évaporait dans la nature. L’épidémie d’influenza de 1889-1890, moins connue que la « grippe espagnole », est pourtant particulièrement intéressante. Elle a, certes, moins de morts sur la conscience et peut-être est-ce pour cela qu’on en parle peu dans les journaux d’aujourd’hui. Pourtant, de par sa place dans la société d’alors et ses conséquences positives, notamment dans le monde de la médecine, la grande pandémie de cette fin de siècle vaut qu’on parle d’elle.

Une influenza russe

Décembre 1889, donc. Les premières rumeurs d’une épidémie mortelle de grippe traverse le continent européen. Ainsi, Saint-Pétersbourg, Moscou et les grandes villes de Russie seraient touchées par cette « influenza » qu’on appelle alors « sibérienne ». En quelques mois, le reste de l’hémisphère nord est touché.

Cette propagation si rapide de la maladie, on la doit, au monde moderne qui se construit alors. Les transports comme les bateaux et les trains transportent de-ci de-là les malades et le virus. Bientôt, c’est le monde entier qui est touché, avec la lointaine Australie ainsi que sa voisine la Nouvelle-Zélande agressées par la grippe au printemps 1890, ainsi qu’une partie de l’Afrique, sans oublier les États-Unis, le Canada et, bien sûr, l’Europe.

En France, c’est à travers un « magasin de nouveauté » que le scandale grippal arrive. Et c’est, là encore, que cela devient intéressant.

Une grippe moderne?

Car voilà. La grippe de 1889-1890 est particulièrement bien documentée, notamment de par les avancées médicales et scientifiques d’alors (cette fin de siècle est dédiée au progrès !) – elle est d’ailleurs la première pandémie à être l’objet d’études, de statistiques et…de documentations.

Car si la fin du XIXème siècle est dédiée aux transports, à la technique et à la modernité dans toute sa splendeur, c’est la presse qui en est la reine. La presse dans toute sa splendeur et décadence, truffée de vraies et de fausses informations, de scandales terribles qui détruisirent des vies (le scandale de Panama, notamment) et…donc de grippe.

Début décembre 1889, alors que l’épidémie russe est parvenue jusqu’aux oreilles européennes, certains journaux français s’agitent. Il semblerait, dit la rumeur, qu’un grand magasin de nouveautés soit la proie d’une épidémie contagieuse (et « mystérieuse » ajoutent certains).

Les magasins de nouveautés sont alors au centre de la vie économique et sociale française (j’en ai parlé ici). Adieu les petites boutiques obscures où se pressent, tristement, des bourgeoises vêtues de noir comme dans les romans de Balzac. Terminé les couturières qui viennent respectueusement prendre les mesures de ces dames de la haute noblesse. Paris et la province se pressent dans les coursives des grands magasins que Zola, dans le Bonheur des Dames, compare à un grand navire prêt à appareiller. Ce ne sont que tissus précieux et simples, linges de maison, objets en tout genre, rubans et autres dentelles entreposés pour les grands yeux des dames de toutes les classes sociales.

Une histoire de g

Les Grands Magasins du Louvre sont de ceux-là. Ouverts en 1855, la même année que l’Exposition Universelle, ils sont l’oeuvre de trois commis de magasin, Alfred Chauchard, Auguste Hériot et Léonce Faré que le sens des affaires à jeté sur la route de la fortune. Associés, ils louent le rez-de-chaussée du Grand Hôtel du Louvre, Rue de Rivoli et y installent leur grand magasin. Entreprise qui deviendra monumentale, avec près d’une cinquantaine d’étalages, 41 millions de ventes en 1875 et près de 4000 employés en 1889. C’est la fortune ; des vies tourneboulées comme en trouvaient parfois au détour d’un carrefour parisien dans ce XIXème siècle triomphant. Soutenus par les frères Pereire (Emile et Isaac, entrepreneurs et hommes d’affaires), ils ont un destin à la Aristide Boucicaut (encore une fois, allez lire ici !).

Retirés des affaires en 1889, c’est un homme des frères Pereire qui a repris l’affaire lorsque le scandale de l’épidémie éclate. C’est la première fois qu’une pandémie est véritablement retracée et suivie par les journaux. Au jour le jour, les lecteurs peuvent lire, comme on se délecte d’un crime sordide, la montée du scandale.

Le journal « La Lanterne » mène la danse. Personnellement en conflit avec le nouveau directeur des Grands Magasins du Louvre, ils attaquent en l’accusant de n’avoir pas pris les bonnes mesures d’hygiènes, en forçant son personnel malade à travailler sous peine de perdre leur place. Surtout, ils insistent lourdement sur la contagiosité de cette maladie mystérieuse qu’ils considèrent, d’abord, comme une dengue.

Une sombre histoire de salade contagieuse distribuée à la cantine du magasin fait surface. Suivit par certains autres journaux à grand tirage, La Lanterne fait recette. Tant et si bien que la clientèle disparait des couloirs habituellement encombrés des Grands Magasins du Louvre.

Parce que c’est un lieu confiné où se pressent, normalement, des centaines de personnes, la peur saisit les Parisiens. Pour la première fois, on parle de « foyer épidémique »- autrement dit, le magasin de nouveautés, où la maladie rôde, fauchant les employés et les clouant aux lits.

Qu’on se rassure, il n’y a pas de morts dans cette histoire. Du moins, pas dans les chambres des 3900 employés des Grands Magasins du Louvre. Très vite, cette histoire prend de l’ampleur. Ce ne serait pas la dengue, ni la fièvre typhoïde mais bien plutôt, l’influenza.

Parce qu’elle a un nom étranger qui ressemble à une danse – influenza – la maladie devient alors à la mode. On l’attraperait – là encore, nouvelle découverte – par le contact entre personnes (sécrétions, toux, linge…) et dans les sites publics, tels que les grands magasins.

Pour « La Lanterne » – toujours eux – la preuve de la contagiosité dans les lieux publics est faite car : « plusieurs jeunes gens appartenant au personnel du louvre étant allés, la semaine dernière, dans un café de la rive gauche, deux caissières de cet établissement ont été atteintes ». La peur éclate, tant et si bien que les Grands Magasins du Louvre font appel à des professeurs de l’Académie de médecine pour évaluer de l’importance – ou pas – de l’épidémie.

L’une de ces célébrités du monde médical n’est autre, d’ailleurs, qu’un certain Proust, le père de Marcel (qui est lui-même le père de La Recherche). Dans un rapport publié dans les journaux, les deux éminemment professeurs contestent la version de l’épidémie et la dangerosité de cette maladie qu’ils considèrent non-contagieuses (tout de même…?). Ils vont même jusqu’à contacter l’ambassadeur français à Saint-Pétersbourg pour connaître les caractéristiques de cette épidémie en Russie.

La question reste toutefois posée et les journaux ne lâchent pas l’affaire. Même si morts et catastrophes il n’y a pas – et même si la grippe sévit, finalement, dans tout Paris – comment cette influenza plus tellement mystérieuse a-t-elle pu entrer dans la forteresse des Grands Magasins du Louvre? La théorie de « tapis d’orient » (comprenez « russes ») persiste mais là encore, le Professeur Proust (le papa de Marcel, donc !) conteste. Les stocks de tapis et d’objets dits « d’orient » sont en réalité achetés sur les docks de Londres et des produits venant directement de Russie, le magasin n’en a plus acheté depuis au moins trois ans.

Soudain, donc, l’enquête est close. Les journaux s’essoufflent et la grippe, même si pandémique entre 1889 et 1890, n’est plus un sujet. On se serait presque cru au début d’un roman à suspens mais le scandale monté de toutes pièces retombe comme un soufflé.

Même si l’histoire des Grands Magasins du Louvre en ce mois de décembre 1889 semble anecdotique, la grippe de 1889-1890 l’est moins. On décompte environ un million de morts dans le monde et cette pandémie disparaîtra véritablement au soleil de l’été. Malgré tout, elle n’est pas sans conséquence.

Elle s’inscrit dans un monde moderne où tout va plus vite, même la propagation des virus, que ce soit dans les trains ou les bateaux transatlantique voir trans-pacifiques. Elle permet aussi au monde de la médecine de creuser autour de l’influenza et de la grippe, de ses symptômes, de sa contagiosité et des agents infectieux. Anodine, la grippe de 1889-1890? Certainement pas. Elle prépara d’ailleurs le monde à une catastrophe pandémique beaucoup plus sérieuse, la grippe espagnole.

Covid-19 #2 Un exode massif

Mais pourquoi le presse-agrumes? Voilà la question qui me taraude lorsque j’entre dans ma cuisine depuis le début du confinement. Cela manque de profondeur, certes. Je ne rêve pas à un personnage historique, ni à ma thèse (hélas !), ni à la folie furieuse de la crise du coronavirus. C’est ce presse-agrumes que je n’ai d’ailleurs pas eu l’occasion d’utiliser – les oranges n’ont pas été livrées, rayons vidées ! – qui me regarde. Et que je regarde (oui, il se passe beaucoup de choses dans ma cuisine actuellement – si on nous garde un mois confinés, certains seront devenus complètement fous et parleront à leurs reflets).

90383789_533743863947984_6258540388550705152_n
Du coup, vous avez droit à une photo de ma cuisine !

Mais le 17 mars, voilà. Nous avons déménagé. Nous avons plongé dans une activisme étrange et un peu fou – comme si notre vie allait changer après l’heure fatidique de midi (est elle a changé, dans un sens !).

Un peu, comme si, par son discours, le chef de l’État avait annoncé l’invasion d’une armée sur le territoire. Un peu, comme si, des soldats invisibles, des bataillons d’hommes en armes, de combattants sanguinaires, pourquoi pas les Huns ressuscités, plongeaient vers une population désarmée : nous tous.

Face à l’ogre Covid-19, disons-le, beaucoup ont fui. Cet exode massif des villes vers les champs m’a fascinée. J’avais l’impression de vivre ce que des millions de personnes avant nous avaient enduré : Français d’il y a quatre-vingt ans au lendemain de la défaite française en juin 1940 ; Irlandais du XIXème siècle lors de la grande famine (due à une maladie touchant les pommes de terre) et peuples de toutes les contrées fuyant les épidémies, les guerres et les tragédies de l’Histoire.

Mais c’est surtout l’exode de juin 1940 qui m’est venu à l’esprit lorsque, par la fenêtre de mon appartement, je regardais les voitures couper la ville à toute vitesse, des passants avec des valises énormes et des parents venus de contrées semblait-il lointaines pour récupérer leurs enfants étudiants. C’était une foule disparate qui se pressait dans les rues de ma ville, une valse continue d’automobiles – comme si on se dépêchait de vivre avant le grand confinement, comme les habitants des pays arctiques se préparent au grand hiver et à la nuit sans fin.

L’ambiance était étrange. Comme si nous étions tous engagés dans une même tragédie, celle des pièces de théâtre de Racine. Ou bien ces romans palpitants, remplis de suspens. Lorsque les personnages principaux sont lancés dans une course contre la montre vers quelque chose – mais quoi?

Le mardi 17 mars, avant midi, nous avons donc déménagé. Nous n’avions pas forcément prévu de vider notre appartement ce week-end là. La maison était encore en travaux, nous prenions notre temps. Mais l’annonce du confinement nous a plongés dans un ouragan de décisions et d’incertitudes. Partir? Rester? Les mêmes questions nous ont taraudées. Fallait-il tout quitter pour la campagne bienheureuse et soudain baignée de lumière dans nos esprits perplexes face à une situation inédite. Il était proprement impossible de se confiner dans un appartement de deux pièces alors que nous avions une maison qui nous attendait. En une nuit et un matin, nous avons donc déménagé.

Frankreich, franzˆsische Fl¸chtlinge
Nous, le lundi 17 mars

J’ai une certaine habitude des déménagements. C’est mon enfance qui défile dans les cartons et les départs à l’étranger. Mais ça, jamais. Une fois dans l’appartement, il fallait prendre les choses essentielles (les meubles, les vêtements) puis choisir ce qui ne l’était pas. Problème : tout me semblait nécessaire. Pourquoi, dans ces cas-là, certains objets nous paraissent, plus que d’autres, essentielles à une vie confinée – cela reste un mystère. Je me revois dans l’appartement, alors que la machine à laver (quand je vous dis que nous avons tout pris !) avait déjà été emportée de force dans la voiture, ainsi que le lit, le matelas, les commodes, les cintres et le four à micro-ondes. La table et les chaises. Les miroirs aussi. Ainsi que la poubelle. Les photos. Les cadres. Les annonces de naissance et les faire-part de mariage accrochés au mur. Certains vases. Des moules à gâteaux mais pas les plats allant au four. La guitare mais pas les planches à découper. Nous avons laissé certaines affiches (dont celle de la généalogie des Rois de France – je ne la regardais jamais et pourtant, maintenant confinée, forcément, je la regretter). L’imprimante (pour les attestations !). Les livres, bien sûr. Ma précieuse bibliothèque jetée dans les cartons comme on empaqueté un trésor. Mais pourquoi le presse-agrumes? Et le presse-purée? Pourquoi cette lampe et pas le bec doser? Pourquoi les maniques du four et pas assez de couverts? Pourquoi ce shampoing-là mais pas l’autre? Pourquoi les pelotes de laine mais pas la table basse?

C’était un ouragan qui s’était dématérialisée dans notre appartement. Il fallait partir, fuir. Et il fallait tout amener. Nous craignions quelque chose. un ogre invisible qui, adossé à la porte de notre immeuble, nous regardait passer, attendant peut-être midi (le gong !) pour nous sauter à la gorge.

Nous qui vivions tranquillement, avec prudence certes, mais sans grande inquiétude. Soudain, nous devions partir et la réalité de la chose – se confiner, s’enfermer, ailleurs, quelque part – prenait corps dans notre esprit. Dans la rue, une file de voitures, des valises, des masques accrochés aux bouches des passants, des voisins amusés de nous voir avec notre fauteuil suspendu sur le toit de la voiture. J’avais l’impression d’être ces images d’archives, celles de l’exode de juin 1940, lorsque des familles entières marchent sur des routes avec leur vie dans une charrette. J’avais l’impression d’être ces reportages de pays lointains avec cette foule de visages qui marchent vers la frontière proche pour éviter un génocide, leurs trésor sur un vélo.

Soudain, donc, il fallait choisir. Résultat, sans savoir, avec quelques heures devant nous : nous nous sommes précipités et nous avons tout pris. Je crois que nous nous souviendrons longtemps de ce déménagement express.

90356460_557549384855679_7530304355497410560_n
CCPH reste connecté !

Rassurez-vous, je vais vous parler d’histoire et d’anecdotes et d’historiettes. Mais moi aussi, il faut que je m’organise ! Car la vie, nos vies, a si véritablement tourneboulée. Nous en rirons un jour. Nous exploserons de rire sous le soleil de l’été, sur une terrasse. Et nous raconterons notre confinement comme certains ressassaient leur occupation. Bientôt. Tout cela bientôt.

Pour votre santé mentale et morale, ne lisez pas plus de 30 min les nouvelles du jour. Si vous pouvez, ne les lisez pas. Écoutez de la musique (ma tante a rangé son appartement avec Peer Gynt – copions-la !). Peignez, lisez, travaillez, aimez, faites des enfants, engueulez-vous avec fougue mais réconciliez-vous après, lisez, écrivez, composez, jouez de la musique, dandinez-vous. Vivez, vivez, vivez quand même. On piétinera l’ogre Covid-19 !

 

L’ogre Covid-19

[Attention, article fleuve ! Mais beaucoup de nous avons du temps…!]

Nous sommes en guerre. Du moins, c’est ainsi que le Président de la République l’a martelé dans son discours à la nation, sur fond de Marseillaise, le 16 mars au soir.

Nous nous souviendrons sans doute longtemps de cette soirée étrange, de ce discours de quelques minutes, pendant lesquelles le quotidien de 66 millions de Français fut scellé pour plusieurs semaines. Ainsi, face à l’invasion d’un virus conquérant et furieux, face aux soignants et hôpitaux fatigués, démunis, renversés par une situation inédite, face à cette crise sanitaire d’une urgence absolue, la France s’est calfeutrée.

Calfeutrée au nom de la communauté, de la solidarité, de la sécurité, de la santé et de la vie. Calfeutrée face à un danger si grand que le monde, soudain, semble s’emballer.

Comme dans les mauvais films que l’on regarde, dans le creux des fauteuils de cinéma (ah, salles de cinéma tendrement obscures, quand nous reverrons-vous ?), pour se faire peur, avec quelques frissons puis un grand rire, une fois le soleil retrouvé – car, non, jamais, un virus mangeur d’Hommes ne pourrait exister ; un virus faisant vaciller ainsi la planète, cela est juste impossible, impossible, voyons.

Impossible et puis voilà. Comme dans les romans de science-fiction, on a écouté le Chef de l’État annoncer un confinement de la nation – sans pour autant, le dire, ce mot terrifiant : confinez-vous. On nous a conseillé, sous peine d’amende et au nom de la santé des plus fragiles ainsi que de la nôtre, de tous, les 66 millions de Français, de rester dans le havre de paix de nos maisons, de nos appartements, de nos salons et de nos chambres. Dorénavant, on ne voit par la fenêtre que des passants pressés, rares et seuls, qui marchent à petits pas vers un supermarché proche où une file d’autres autochtones attendent, à un mètre de distance, leur tour dans un climat de suspicion (le Monsieur juste derrière moi, n’est-ce pas la deuxième fois qu’il éternue ?) et de solidarité silencieuse (le petit sourire qu’on lance à une dame qui nous sourit sans porter de masque).

On regarde le ciel par notre fenêtre, depuis notre jardin ou notre petit carré d’air frais fleuri (nous avons cette chance par ici), on respire par petits coups, puis par grandes embrassades, comme si on cherchait à engloutir dans nos poumons intactes (pour le moment, à jamais, pour toujours), le monde tout entier. On sait que dans les hôpitaux, que ce soit en France ou en Italie, en Iran, en Chine, en Corée du Sud, en Australie, en Allemagne, au Royaume-Uni ou sur, maintenant, tous les continents, des gens meurent, souffrent, se battent avec la vie pour qu’elle gagne face à l’ogre sans visage qu’est le Covid-19. On sait que des hommes et des femmes, en blouses et en masques, et en lunettes et en charlottes de protection, avec des gants et revêtus de fatigue, se battent pour endiguer le fléau qui a balayé nos certitudes de XXIème siècle triomphant.

En décembre puis en janvier puis en février, en Europe, nous haussions les épaules. Au début, tout cela semblait si loin. La Chine, l’Asie, de l’autre côté du monde. Puis quand la catastrophe s’est étalée par-delà nos frontières, dans les rues d’Italie puis d’Europe, on a grimacé, avec un peu de peur, sans doute, au fond de nous. On s’est lavé les mains consciencieusement, plus que d’habitude, on a coulé des regards acerbes aux enrhumés dans le métro et les transports en commun (l’allergique que je suis à eu droit à quelques agressions oculaires), puis on a ri en courant à nos rendez-vous du samedi soir. Ici, nous en avions la certitude, rien n’arriverait. Car les tragédies sanitaires semblent cantonnées, le pensions-nous, depuis plusieurs décennies, à un monde ancien d’abord puis à des bouts du monde tellement lointains qu’ils nous semblent extra-terrestres.

Mais nous voilà confinés.

Mardi à midi. Le fait qu’il y ait eu un début, un top départ à l’action « portes fermées », a créé une sorte de fuite démographique, un exode soudain qui a jeté sur les routes des voitures remplies de valises et d’objets inutiles (moi-même, dans la précipitation de mon déménagement pas terminé entre un appartement et une maison en travaux, pourquoi ai-je à tout prix voulu amener mon presse-agrumes ?), des enfants râleurs (et heureux, sans doute, de ces grandes vacances improvisées) et des adultes inquiets, l’ordinateur sous le bras et la carte de France sous l’autre. L’hexagone s’est soudain transformé, en quelques heures, en une géographie familiale, une carte aux allures d’arbre généalogique (quelle chance que l’oncle Gustave habite en Dordogne !) : les habitants des villes, comme en juin 1940, ont cherché la campagne, comme avides, soudain, de forêts, de mer et de champs, pensant, avec un bon sens hérité instinctivement des grandes épidémies de l’Histoire qu’un potager, quelques arbres et une maison sauverait cette quarantaine improvisée et terrible qui nous poussait hors de nos habitudes (en espérant qu’ils se soient déplacés en laissant notre nouvel ami l’ogre Covid-19 derrière eux).

Les moins chanceux, ceux qui n’ont ni parents à la campagne, ni cousins avec une grande maison, ni demeure familiale, ni châteaux avec douves pour protéger de l’envahisseur (mais les Covid-19 sont comme les fantômes et comme les monstres rampants de nos cauchemars d’enfants : ils traversent, ils rampent, ils courent, ils infectent !), ni jardin, ni-même balcon, se sont vus confinés dans des appartements ou studios minuscules (je pense à vous Lucie, Marie et tous les autres !), avec pour seul ciel bleu, l’écran de leur ordinateur et le coin de la fenêtre. Ainsi, lors de mon jogging matinal et lorsque je promène mon chien (que ceux qui n’ont pas béni leur chien en réalisant qu’ils pouvaient ainsi avoir l’excuse suprême pour sortir, ne serait-ce que quelques minutes matin et soir, lèvent la main !), j’aperçois, dans une ville presque morte, des silhouettes derrière des fenêtres fermées ou ouvertes, regarder et humer le paysage, comme on évalue le monde à l’aube d’une catastrophe.

L’historienne-to-be que je suis s’interroge. Je ne peux m’empêcher de me précipiter dans mes souvenirs de cours du Moyen-Âge de l’université, de chercher dans ma mémoire les histoires de pandémies mondiales et de peste noire terriblement mortelles que notre monde ait connu. Je ne peux m’empêcher de penser aux conséquences sociologiques, économiques et, pourquoi pas, éthiques et philosophiques que cette crise mondiale va engendrer. Car il est plus encourageant de penser aux conséquences (pas seulement au boom des divorces en Chine suite au confinement – la jeune mariée que je suis refuse d’y penser !) plutôt qu’à ce confinement qui, à l’aube du troisième jour, nous semble incroyablement long.

 

On a abondamment cité « La Peste », de Camus au point d’en avoir la nausée (pourtant, j’adore, j’adore Camus et ce roman en particulier !) – les citations mises à toutes les sauces, comme des mantras qu’on lance à la tête des inconscients. D’un autre côté, j’étais également partagée par cette faculté qu’ont les Français de relire les grands classiques de la littérature lors des grandes catastrophes. Ainsi, « Paris est une fête » fut un best-seller suite aux attentats de novembre 2015 ; « Notre Dame de Paris » s’est vendu puis vendu puis vendu après l’incendie terrifiant de la cathédrale de Paris en avril 2019. Aujourd’hui, « La Peste » est en rupture de stock. Bénie soit la littérature !

Ce qui m’impressionne, c’est également ce climat de guerre qui plane sur la ville. Soudain, on se prend la tête avec des amis chers ou des membres de la famille proche, sur des points du confinement. Ce qui me choque, c’est ce climat de suspicion qui traverse le pays. On s’emporte envers les irresponsables, on insulte son voisin qui est sorti malgré l’interdiction, on envoie en pâture ceux qui, de par leur inconscience, nous jetterons dans une épidémie digne de celle de la grippe espagnole.

Ah, la grippe espagnole justement ! Ainsi que la peste noire et les grandes pandémies qui zèbrent notre Histoire et qu’on cite sans cesse depuis l’invasion terrifiante de l’ogre Covid-19. J’avais déjà consacré un article à cette grande faucheuse de vies qui, au lendemain de la Première Guerre mondiale, plongea la jeunesse encore debout après le front dans une perte démographique certaine (pensez à la rousse Lavinia de « Downton Abbey » !). Je réfléchis à un article sur la peste noire qui assassina 30 à 50% des Européens en cinq trop courtes années (1347-1351), ce qui représentait à l’époque, 25 millions de morts. On préfère ne pas penser à ce que représenterait, aujourd’hui, 30 à 50% de la population européenne.

 

La mode est au confinement et, en France, elle l’est aussi aux déclarations que l’on signe sur l’honneur pour aller faire ses courses, travailler (pour certains), promener son chien (justement !) ou faire son jogging. La France s’adapte. Comme sous l’Occupation (désolée, c’est malgré moi, mettez cela sur le compte de ma formation d’historienne et d’une déformation professionnelle), les Français s’adaptent avec aisance. Je réalisais ce matin avec mon mari que, soudain, je souhaitais « qu’ils ne mettent pas en place de couvre-feu ». Le couvre-feu. Pour moi, ce mot me parle d’Histoire et est tout droit venu du passé. Lorsque les rumeurs ont couru, avant le confinement, sur un black-out national à partir de 18h, j’ai eu envie de demander « et il faudra aussi placarder les fenêtres pour ne pas laisser passer la lumière, en cas de bombardement ? ». Bien sûr, à cette époque, je préférais ne rien prendre au sérieux, terrifiée que j’étais de ce que cela signifiait vraiment. Maintenant, je m’adapte, comme tout le monde. Et, dès le petit-déjeuner, au-dessus de ma tasse de café noir, je parle de « couvre-feu » avec une aisance qui aurait choqué mon moi d’il y a deux jours seulement. Avec mon mari, on n’oublie pas nos attestations et on s’adapte à nos vies. Lui, professionnel de santé, pas encore envoyé sur le front des hôpitaux, fait des consultations par vidéos, dans une pièce de la maison aujourd’hui dédiée à ses consultations sans patient (du moins, sans patient présents corporellement parlant). Il rassure, je l’entends rire, plaisanter, demander comment va la famille, parler doucement ou dédramatiser les patients jeunes ou âgés qui, là encore, s’adaptent, s’adaptent !

Cette capacité d’adaptation m’émerveille et m’inquiète. Là encore, l’Histoire me rattrape. L’humain s’est toujours coulé dans le moule des situations, relevant le col, rentrant la tête dans les épaules lorsque le monde courait à sa perte. Même si, dans le cas actuel, l’urgence sanitaire est telle que l’on suit docilement les conseils. Heureusement, il n’y a pas de guerre, il n’y a pas d’ennemi, si ce n’est l’ogre Covid-19 qui se roule avec délice dans nos hôpitaux et dans nos populations. Toutefois, je le répète, quel dommage de lancer à la figure des Français flânant inconsciemment à Paris le week-end dernier qu’ils sont des assassins en puissances. Peut-être l’ont-ils été. Certes. Mais un climat de suspicion entre Français, alors que le monde, soudain, s’emballe terriblement, quelle tristesse. Suivons les recommandations mais ne cherchons pas à trucider notre voisin parce qu’il s’est raclé la gorge deux fois, a avancé trop près de nous (et les 1 mètres réglementaires !) et a maudit, pendant quelques heures, le confinement obligatoire. Certes, même si toute cette situation inédite est nécessaire, primordiale, vitale et grave, il est tout de même humain de maudire le monde soudain infecté et de regretter l’époque tellement proche où l’on achetait un jean avec sa maman lors d’un après-midi shopping (histoire vécue) qui me semble, pour un certain temps interminable, tristement révolu.

 

Demain, lorsque la fin du monde sera passée et que nous porterons aux nues les soignants qui, avec un courage exemplaire, se sont battus sans un mot lors de journées cauchemardesques, nous découvrirons le plaisir de se balader au soleil en famille, de partager des pique-niques et de s’étriper en parties de foot interminables (plutôt que de s’étriper parce que, chéri, c’était ton tour d’occuper les enfants, je bosse là).

 

J’ai une tonne, une tonne de mots à dire et d’histoires à raconter : pandémies mais autres joyeusetés historiques. Confinée dans ma maison rouennaise (sans box wifi, avec une salle de bain en travaux et des affaires de déménagement entassées au milieu du salon, des chambres, des couloirs), loin de mon Berlin que j’aime tant et qui me manque terriblement (encore plus depuis que je sais que je ne peux plus sauter dans un avion pour me balader sur Tempelhofer-Feld et dans les grandes avenues berlinoises) je fais partie toutefois des privilégiés, avec mon bout de jardin et ma maison ainsi que du ciel bleu.

 

On attend, on attend. Trois compagnons de la Libération ont appelé à la patience et à l’obéissance. Les anciens parlent. On enterre ses morts en catimini. Les villes sont silencieuses et les appartements, parfois, résonneront des cris et des pleurs d’une population fatiguée. Mais le monde, comme toujours, se redressera, époussètera ses épaules, pleurera sur ses disparus puis vivra à nouveau. Comme avant ? À nous de juger.

Le ciel est triste à Auschwitz

27 janvier 1945

Il y a soixante-quinze ans, dans une étendue glacée au sud de la Pologne alors allemande, les soldats de l’Armée rouge découvraient un camp avec des barbelés, des baraquement, de grandes cheminées et une entrée lugubre où il était inscrit « Arbeit macht frei » – le travail rend libre. Quelle ironie pour les 1,3 millions de déportés qui découvrirent, à la descente du train, la part monstrueuse de l’humanité.

Auschwitz-Birkenau, c’est un petit coin d’enfer comme il s’en trouvait beaucoup alors sur les territoires du Troisième Reich. Un lieu destiné à l’horreur, au désespoir et à la mort.
Dans l’antre de la bête, les SS tuèrent des femmes et des enfants, des hommes, des jeunes, des vieux, des beaux et des splendides. Avec acharnement, de manière systématique,  avec discipline ils exterminèrent.

Aujourd’hui, soixante-quinze ans après, les survivants racontent. Ils ont cette dignité des vies qui ont eu droit, par un coup du sort merveilleux, à une vie en plus. Une vie en plus à une même vie. Mon grand-père appelait cela ses « années de rab ». Pourquoi lui avait-il tenu bon quelques heures, quelques jours, quelques mois que les autres. Pourquoi sa vie, soudain, prenait une dimension en plus : faire le choix de vivre, après l’enfer.

Aujourd’hui, on se souvient d’Auschwitz. Des presque 1 million de Juifs mort là-bas, des près de 20 000 tsiganes à jamais disparus, sur les Allemands déportés à la création du camp, sur les Polonais non-juifs, les déportés politiques de toute l’Europe et les prisonniers soviétiques. Auschwitz, c’est le symbole de la Shoah car il fut destiné à accueillir les populations juives européennes que l’Allemagne d’alors avait décidé d’anéantir.

Le 27 janvier 1945, il y avait de la neige et un vent froid glacé qui soufflait sur la plaine. L’Armée rouge ne découvrit, finalement, qu’une poignée de survivants moribonds, titubants, morts avant même de l’être. Les autres avaient été emmenés dans des marches forcées vers d’autres camps dans le but, irréaliste de cacher au monde les crimes nazis. Maintenant que le monde cherchait à reprendre son souffle et que les armées alliées marchaient vers Berlin, l’Allemagne du Troisième Reich cherchait dans un sursaut de lâcheté monstrueuse et pathétique à dissimuler l’enfer.

Auschwitz-Birkenau, c’est ce nom inscrit dans l’Histoire des hommes, comme un cri à jamais assouvi.

Le cri de milliers et de milliers de vies dévorées par l’ogre nazi.

Auschwitz-Birkenau et tous les camps, ce ne sont pas que des chiffres qu’on égrène. Ce sont des rires, des anniversaires, des promesses d’amour et des larmes et des peurs. Ce sont des amoureux, des mains tendues, des courses éperdues et des rêves d’enfants. Ce sont toutes ces vies arrêtées à jamais au nom qui, au nom de quoi, si ce n’est de la haine.

Qu’il est triste et doux d’espérer que quelque part, aujourd’hui et pour toujours, personne ne les oublie.

 

Pourquoi l’Allemagne juge-t-elle (encore) les anciens nazis?

On pourrait se dire, c’est un peu tard, non? D’ailleurs, probablement que beaucoup se le sont dit et se le disent encore lorsque, dans la presse, apparaît le titre vendeur « Un ancien nazi jugé en Allemagne« . Avant de cliquer sur l’article, peut-être des ombres errantes d’il y a soixante-quinze ans, presque quatre-vingt ans, ont traversé votre esprit. Des chiens qui aboient et des déportés cadavériques que l’on a tous vu dans nos livres d’Histoire. Des monstres en uniformes, des cris et des cauchemars. Des camps. Des populations entières qu’on décime au nom d’un ordre nouveau cruel, au nom d’une hiérarchie des races. Au nom de quoi, au fond? Si ce n’est la haine.

Bref. Au cas où vous ne le saviez pas, un ancien nazi est actuellement jugé en Allemagne. De quoi vous donner des frissons, sans doute. Vous l’imaginez peut-être. Une sorte d’ogre diabolique et cruel.

Mais rappelez-vous, toutes ces années passées.

Mais c’est un grabataire, en chaise roulante, trois cheveux sur le crâne, la peau des bras qui pend lamentablement et l’air absent qui se présente devant le tribunal.

Alors, oui forcément. C’est difficile, ensuite, de se dire que cet homme là, cet homme là, a des meurtres sur la conscience. Beaucoup, beaucoup de morts entassés dans sa mémoire, tués sur son ordre peut-être, ou bien par ses soins. Des vies entières empilées dans l’absence. Arrêtées dans leur course. Au nom de la haine.

D’ailleurs, concrètement, des morts sur la conscience il n’en a pas. Du moins, pas directement. Les anciens nazis jugés aujourd’hui sont des sans grades, des soldats, des comptables. Ils ont vu, certes. Et ils ont participé aux horreurs des camps, dans un sens. Ils n’ont rien fait pour arrêter le carnage. Dans ce cas l’Allemagne toute entière, sauf les quelques héros, serait potentiellement coupable.

Inévitablement, la pensée nous assaille. Peut-être n’en sommes-nous pas fiers d’ailleurs. Mais, franchement, le petit vieux là, cela va-t-il la peine de l’extirper de sa maison de retraite? À quoi cela sert, vraiment?

Parce que, justement, à une maison de retraite il a eu droit. Et à une retraite aussi. Ainsi qu’aux rides sur la peau, à la vie tranquille dans une petite ville d’Allemagne. Il a eu droit aux vacances d’été, aux cornets de glaces qu’on grignote le long des lacs allemands, les marchés de Noël et les pentes enneigées. Il a eu la chance de mourir vieux. D’avoir des problèmes de vieilles personnes. D’avoir les mains qui tremblent et la mémoire qui flanche. La mémoire qui flanche, surtout. Il a eu droit à cela, aussi.

Tout ce que les nazis ont enlevé à des millions de personnes, lui y a eu droit.

Toute cette vie dont il a pu profiter. N’est-ce pas révoltant? Tous ces instants de bonheur, peut-être, qu’il peut compter. La naissance de ses enfants et sa femme, pourquoi pas Ursula?, qui lui présente, triomphante, un petit être rose. Toutes ces heures de vie qui s’accumulent derrière ce monstre qui a perdu dents et griffes avec les années. Quand son fils Hans, pourquoi pas Hans?, ou Wolfgang, est allé à l’école, avec son « Schultüte »,  – institution allemande à laquelle tout enfant de six ans à droit lorsqu’il entre au CP – et qu’il a appris à faire du vélo sur les bords du Rhin, de la Spree, du Main ou dans un sentier pédestre dans une de ses si belles forêts allemandes.

Ce petit vieux là. Assis dans sa chaise roulante, face à un juge, allemand lui aussi, né disons, pourquoi pas, dans les années 1970, c’est-à-dire, bien après (mais pas trop) les massacres des années 1940. Ce petit vieux là. Il a eu droit à tout cela. À la vie qui passe et qui ternit et qui oublie. La vie enlevée à ces dizaines de millions d’ombres errantes à jamais disparues derrière les barbelés nazis.

Mais alors, pourquoi l’Allemagne juge-t-elle encore (!) d’anciens nazis?

Je ne sais pas vous. Mais moi, cela me révolte, cela me dégoute. Et d’ailleurs, comme toujours, je me suis laissée emporter. D’autant que ce petit vieux là, il nous ferait presque de la peine, à dire qu’il est désolé, vraiment, du haut de ses presque cent ans d’âge de ce qu’il a pu commettre. Mais il ne savait pas. Pas vraiment. Enfin, disons que…c’était compliqué, la vie, à cette époque.

Pourquoi ne pas le croire? Après tout pourquoi pas?

De toutes façons, soyons en certain, les anciens nazis jugés devant les cours allemandes de nos jours ne sont que des petites mains. Des comptables, des gardes, des soldats. Ils ont vu des choses, oui. Ils ont fait partie de l’usine à tuer qu’étaient les camps de concentration et d’extermination nazi. Il était Allemand en 1940. Et en 1943. Puis en 1945. Il a porté l’uniforme, pas forcément SS d’ailleurs. Il a fait plusieurs fois par jour le « Heil Hitler », il a été élevé dans la haine de tous ceux qui n’étaient pas comme lui, tous ces « Untermenchen », ces sous-hommes, seulement bons à être exterminer.

Alors, oui. Il sera jugé. Il sera même condamné. Mais tellement malade et tellement vieux, il sera renvoyé dans sa maison de retraite, dans son hôpital ou dans sa maison toute proprette. Parce que malade, parce que vieux, il n’ira sûrement pas en prison. Mais la bonne conscience allemande, la bonne consciences des masses et celle de la justice sera satisfaite. On aura jugé un ancien nazi. On aura étalé sa photo dans la presse. On se sera indigné, tout comme je l’ai fait. Et on se félicitera, sans doute, des cinq ans de prison dont il écopera. Pour avoir participer à l’horreur. Comme tant d’autres. Mais morts bien avant lui.

Morts avant que cette « Opération de la Dernière Chance » ne soit lancée à travers l’Allemagne. Je me souviens, les affiches collées aux arrêts de bus, il y a une poignée d’années, dans les rues de Berlin. La photo en noir et blanc de l’entrée du camp d’Auschwitz, sous la neige. Et cette phrase. Opération de la Dernière Chance.

Il a beaucoup été dit et écrit sur cette « Opération ». Personnellement j’ai trouvé l’intitulé bien trop peu sérieux. Pour un peu on se serait cru dans un film hollywoodien où des rescapés des camps vont punir d’anciens nazis bien tranquilles. Mais nous étions à l’aube des années 2010. N’était-ce pas un peu trop tard?

Alors, oui, heureusement, les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles. Autrement dit, jusqu’à la mort du dit coupable, bourreau, il pourra être poursuivi pour ses crimes. Ce n’est pas pour autant qu’il fallait attendre qu’il n’y ai plus que quelques uns devenus centenaires pour les juger.

Tous ces anciens nazis que l’on découvre, soudain, comme par magie, dans des maisons de villes allemandes, dans des chambres de maisons de retraite. Ils ne sont pas apparus après soixante-quinze ans de disparition programmée. Ils ne sont pas revenus en Allemagne après des décennies d’exil. Ils ont déroulé leur vie, bien au chaud, bien tranquille, sans avoir été inquiété depuis 1945.

Alors, oui. L’Allemagne juge encore un ancien nazi. Les quelques rares presque centenaires grabataires, malades et presque mourants qu’on amène devant un tribunal en leur demandant des comptes. Qu’avez-vous fait à Auschwitz? Pourquoi ne vous êtes vous pas comporté en héros?

Et au tremblotant vieillard de contester, de nier ou d’acquiescer.

Bien sûr, ces jugements sont utiles, dans un sens. Comme celui de Klaus Barbie à Lyon, enfin arrêté après des années de cavales. Mais la question me taraude, bien sûr. Pourquoi si tard? Que s’est-il passé depuis 1945 pour que ces petites mains de l’organigramme nazi aient pu vivre sans encombre depuis soixante-quinze ans.

Bien sûr, il y eut l’Histoire. La grande, celle qui balaie. Le mur et les deux Allemagnes. Le temps, ma petite dame, passe si vite. Mais quand on regarde ces vieillards, ployés par toute cette vie enlevée à tant d’autres, on se le demande encore et encore. Pourquoi si tard?

Quand Saint-Pierre-et-Miquelon fit le choix de la France Libre – 24 décembre 1941

C’est comme une histoire de Noël, finalement. Sans coup de feu, ni mort. Une opération militaire menée tambour battant, au creux de la nuit de cette île du presque-pôle, dans la neige, le froid, la glace.

La France possède, éparpillés, des morceaux d’îles errants au creux des mers et des océans. Pour avoir grandit à l’étranger, sachez que ce n’est pas toujours compris, de l’autre côté de nos frontières. Qu’est-ce que c’est que ces territoires français d’outre-mer? Ces drapeaux tricolores qui flottent jusque dans le Pacifique, les Caraïbes, l’Océan Indien et…l’Océan Atlantique?

L’Océan Atlantique. Parmi toutes ces îles, tous ces territoires, Saint-Pierre-et-Miquelon m’a toujours paru la plus mystérieuse. La plus exotique aussi, dans un sens. La plus romanesque.

Située à tout juste une vingtaine de kilomètres des côtes canadiennes, autrement dit, à peine quelques poussières d’étoiles, c’est un archipel à la forme singulière. Un archipel ! C’est un mot à vous embarquer dans des rêveries. Avec des chasseurs de baleines, de véritables travailleurs de la mer affrontant la mer glacée de ce nord de l’Atlantique. Prenez une carte. Saint-Pierre-et-Miquelon, c’est tout là-haut, là-haut, là-haut. Où habitèrent, il y a des millions d’années, des Paléoesquimaux.

Franchement. Des Paléoesquimaux. Un archipel. Des chasseurs de baleines. Et ce nom « Miquelon ». Tout cela à un petit côté romanesque qui me fait rêver.

L’Histoire de Saint-Pierre-et-Miquelon est de celle des territoires qu’on achète et qu’on vend pour, sous la Restauration, appartenir, après moult histoires, de nouveau à la France. Depuis lors, cet archipel aux 6000 habitants, a suivi les remous du continent européen avec la nonchalance, sans doute, d’un territoire oublié par Paris. Aujourd’hui encore, les départs pour la Martinique, la Guadeloupe ou la Réunion sont bien plus nombreux que ceux pour Saint-Pierre (my love, si tu me lis, nos prochaines vacances, j’aimerais bien les passer là-haut, là-bas, bref à Saint-Pierre-et-Miquelon !).

Mais je ne suis pas ici (et je n’ai pas la science) pour vous parler de l’Histoire de l’archipel de ce nord Atlantique. Comme nous sommes à la veille de la veille de Noël, j’ai eu envie de vous plonger (de me plonger) dans un paysage presque lunaire, avec de la neige, de la glace et du froid.

24 décembre, un dénouement vers la liberté?

Lorsque le 22 juin 1940, l’Allemagne et la France de Vichy concluaient leur petite salade, la population de Saint-Pierre-et-Miquelon gronda dans sa presque totalité. Ils rejetèrent avec force cette ville de Vichy si lointaine et ce Pétain si lâche. Ce qu’ils voulaient? Continuer à se battre, comme en 14, comme en 18. D’ailleurs les anciens combattants de la première des deux guerres mondiales de l’archipel jouèrent un rôle dans cette histoire.

Mais le gouverneur de l’île était pétainiste. Et l’amiral des Antilles, dont l’archipel dépendait, l’était lui aussi. L’affaire ne s’annonçait pas sous les meilleurs auspices.

Lorsque De Gaulle entra en scène et que la France Libre fut créé, on choisit, à Saint-Pierre-et-Miquelon de se rattacher à ce grand gaillard échappé à Londres et aux phrases coup-de-poing.

De Gaulle plaida leur cause auprès des Alliés. Les Britanniques tergiversèrent. Il fallait aussi avoir l’accord d’Ottawa et de Washington. Et de ce côté là, la situation s’envenima très vite. Les Canadiens avaient dans l’idée d’occuper Saint-Pierre-et-Miquelon, soutenu par les Américains qui avaient de bons rapports avec Vichy et, surtout, craignaient l’arrivée de sous-marins allemands sur l’une des îles. Si le Canada avait un pied, voir même les deux, sur l’archipel, la situation serait sous contrôle. Enfin, faire confiance à ce De Gaulle dérangeant semblait absolument impossible.

Comme on se l’imagine, Charles de Gaulle n’était certainement pas décidé à obéir aux Américains. D’autant que la population de Saint-Pierre-et-Miquelon appela la France Libre en protestant contre les ondes brouillées de la BBC et de radio Terre Neuve. Histoire qu’on ne puisse pas savoir ce qu’il se passait depuis là-bas?

Nous étions fin novembre et la France Libre prit sa décision. Le plus simple était de s’y rendre directement et de prendre la température de l’archipel. L’amiral Muselier, commandant des forces navales françaises libres, s’y rendit pour, officiellement, inspecter les corvettes françaises sous contrôle britannique en Terre-Neuve.

Le 7 décembre, les Japonais attaquaient Pearl Harbor (que n’ont-ils pas fait là?) et les Américains entrèrent en guerre. La situation devenait critique. L’amiral Muselier pressa De Gaulle d’obtenir l’accord britannique sur l’occupation de Saint-Pierre-et-Miquelon par les forces françaises libres tandis que lui se mettait au défi d’obtenir la même chose des Canadiens et des Américains à Ottawa.

Le 17 décembre, Washington et Ottawa interdirent à la France Libre d’agir. De Gaulle protesta auprès des Alliés. Le 18 décembre, il donna l’ordre à l’amiral Muselier de débarquer à Saint-Pierre-et-Miquelon et de les rallier à la France Libre. Sans accord ni promesse. À la sauvette, pourrions-nous dire. Autrement dit, clandestinement, poser un pied sur l’archipel.

Le débarquement

Le 23 décembre 1941, donc, il y a soixante-dix-huit ans, trois corvettes et un sous-marin appareillèrent pour effectuer des exercices entre les côtes de Terre-Neuve et de Saint-Pierre-et-Miquelon. « Officiellement », bien sûr. Alysse, Aconit et Mimosa ainsi que Surcouf, le sous-marin, débarquèrent dans la nuit du 24 décembre à Saint-Pierre. En moins d’une heure, les vingt-cinq hommes du commando occupèrent les lieux stratégiques de la ville : bâtiments officiels, douane et station de radio. L’effet de surprise est total et aucun coup de feu n’est tiré.

Lorsque la nouvelle se répand, ce sont des scènes de liesses dans les ports de Saint-Pierre-et-Miquelon. Le 25 décembre, l’enseigne de vaisseaux Savary est nommé gouverneur provisoire de l’archipel par l’amiral Muselier qui prévient, en ce jour de Noël, les Alliés du débarquement et du ralliement de ce morceau de France aux Forces françaises libres.

Les Américains sont furieux. Ils vont même jusqu’à dénoncer les « soit-disants français libres », arguant que leur position face à Vichy, devient de loin bien trop délicate. De Gaulle, bien sûr, exulte. Pour  légitimer l’expédition, un vote est organisé le même jour. À l’unanimité, l’archipel vote pour son ralliement à la France Libre. Saint-Pierre-et-Miquelon devient alors l’une des premières terres françaises à se rallier à la France de De Gaulle. Certains jeunes marins-pécheurs s’étaient déjà engagés auprès des forces alliés, d’autres suivirent.

Mais ce coup d’éclat gaulliste aggrava la mésentente qui régnait déjà entre la France Libre et Washington. Roosevelt et De Gaulle se méfièrent à jamais l’un de l’autre. Jusqu’à la fin, en 1945. Mais c’est une autre histoire.