[Attention, article fleuve ! Mais beaucoup de nous avons du temps…!]
Nous sommes en guerre. Du moins, c’est ainsi que le Président de la République l’a martelé dans son discours à la nation, sur fond de Marseillaise, le 16 mars au soir.
Nous nous souviendrons sans doute longtemps de cette soirée étrange, de ce discours de quelques minutes, pendant lesquelles le quotidien de 66 millions de Français fut scellé pour plusieurs semaines. Ainsi, face à l’invasion d’un virus conquérant et furieux, face aux soignants et hôpitaux fatigués, démunis, renversés par une situation inédite, face à cette crise sanitaire d’une urgence absolue, la France s’est calfeutrée.
Calfeutrée au nom de la communauté, de la solidarité, de la sécurité, de la santé et de la vie. Calfeutrée face à un danger si grand que le monde, soudain, semble s’emballer.
Comme dans les mauvais films que l’on regarde, dans le creux des fauteuils de cinéma (ah, salles de cinéma tendrement obscures, quand nous reverrons-vous ?), pour se faire peur, avec quelques frissons puis un grand rire, une fois le soleil retrouvé – car, non, jamais, un virus mangeur d’Hommes ne pourrait exister ; un virus faisant vaciller ainsi la planète, cela est juste impossible, impossible, voyons.
Impossible et puis voilà. Comme dans les romans de science-fiction, on a écouté le Chef de l’État annoncer un confinement de la nation – sans pour autant, le dire, ce mot terrifiant : confinez-vous. On nous a conseillé, sous peine d’amende et au nom de la santé des plus fragiles ainsi que de la nôtre, de tous, les 66 millions de Français, de rester dans le havre de paix de nos maisons, de nos appartements, de nos salons et de nos chambres. Dorénavant, on ne voit par la fenêtre que des passants pressés, rares et seuls, qui marchent à petits pas vers un supermarché proche où une file d’autres autochtones attendent, à un mètre de distance, leur tour dans un climat de suspicion (le Monsieur juste derrière moi, n’est-ce pas la deuxième fois qu’il éternue ?) et de solidarité silencieuse (le petit sourire qu’on lance à une dame qui nous sourit sans porter de masque).
On regarde le ciel par notre fenêtre, depuis notre jardin ou notre petit carré d’air frais fleuri (nous avons cette chance par ici), on respire par petits coups, puis par grandes embrassades, comme si on cherchait à engloutir dans nos poumons intactes (pour le moment, à jamais, pour toujours), le monde tout entier. On sait que dans les hôpitaux, que ce soit en France ou en Italie, en Iran, en Chine, en Corée du Sud, en Australie, en Allemagne, au Royaume-Uni ou sur, maintenant, tous les continents, des gens meurent, souffrent, se battent avec la vie pour qu’elle gagne face à l’ogre sans visage qu’est le Covid-19. On sait que des hommes et des femmes, en blouses et en masques, et en lunettes et en charlottes de protection, avec des gants et revêtus de fatigue, se battent pour endiguer le fléau qui a balayé nos certitudes de XXIème siècle triomphant.
En décembre puis en janvier puis en février, en Europe, nous haussions les épaules. Au début, tout cela semblait si loin. La Chine, l’Asie, de l’autre côté du monde. Puis quand la catastrophe s’est étalée par-delà nos frontières, dans les rues d’Italie puis d’Europe, on a grimacé, avec un peu de peur, sans doute, au fond de nous. On s’est lavé les mains consciencieusement, plus que d’habitude, on a coulé des regards acerbes aux enrhumés dans le métro et les transports en commun (l’allergique que je suis à eu droit à quelques agressions oculaires), puis on a ri en courant à nos rendez-vous du samedi soir. Ici, nous en avions la certitude, rien n’arriverait. Car les tragédies sanitaires semblent cantonnées, le pensions-nous, depuis plusieurs décennies, à un monde ancien d’abord puis à des bouts du monde tellement lointains qu’ils nous semblent extra-terrestres.
Mais nous voilà confinés.
Mardi à midi. Le fait qu’il y ait eu un début, un top départ à l’action « portes fermées », a créé une sorte de fuite démographique, un exode soudain qui a jeté sur les routes des voitures remplies de valises et d’objets inutiles (moi-même, dans la précipitation de mon déménagement pas terminé entre un appartement et une maison en travaux, pourquoi ai-je à tout prix voulu amener mon presse-agrumes ?), des enfants râleurs (et heureux, sans doute, de ces grandes vacances improvisées) et des adultes inquiets, l’ordinateur sous le bras et la carte de France sous l’autre. L’hexagone s’est soudain transformé, en quelques heures, en une géographie familiale, une carte aux allures d’arbre généalogique (quelle chance que l’oncle Gustave habite en Dordogne !) : les habitants des villes, comme en juin 1940, ont cherché la campagne, comme avides, soudain, de forêts, de mer et de champs, pensant, avec un bon sens hérité instinctivement des grandes épidémies de l’Histoire qu’un potager, quelques arbres et une maison sauverait cette quarantaine improvisée et terrible qui nous poussait hors de nos habitudes (en espérant qu’ils se soient déplacés en laissant notre nouvel ami l’ogre Covid-19 derrière eux).
Les moins chanceux, ceux qui n’ont ni parents à la campagne, ni cousins avec une grande maison, ni demeure familiale, ni châteaux avec douves pour protéger de l’envahisseur (mais les Covid-19 sont comme les fantômes et comme les monstres rampants de nos cauchemars d’enfants : ils traversent, ils rampent, ils courent, ils infectent !), ni jardin, ni-même balcon, se sont vus confinés dans des appartements ou studios minuscules (je pense à vous Lucie, Marie et tous les autres !), avec pour seul ciel bleu, l’écran de leur ordinateur et le coin de la fenêtre. Ainsi, lors de mon jogging matinal et lorsque je promène mon chien (que ceux qui n’ont pas béni leur chien en réalisant qu’ils pouvaient ainsi avoir l’excuse suprême pour sortir, ne serait-ce que quelques minutes matin et soir, lèvent la main !), j’aperçois, dans une ville presque morte, des silhouettes derrière des fenêtres fermées ou ouvertes, regarder et humer le paysage, comme on évalue le monde à l’aube d’une catastrophe.
L’historienne-to-be que je suis s’interroge. Je ne peux m’empêcher de me précipiter dans mes souvenirs de cours du Moyen-Âge de l’université, de chercher dans ma mémoire les histoires de pandémies mondiales et de peste noire terriblement mortelles que notre monde ait connu. Je ne peux m’empêcher de penser aux conséquences sociologiques, économiques et, pourquoi pas, éthiques et philosophiques que cette crise mondiale va engendrer. Car il est plus encourageant de penser aux conséquences (pas seulement au boom des divorces en Chine suite au confinement – la jeune mariée que je suis refuse d’y penser !) plutôt qu’à ce confinement qui, à l’aube du troisième jour, nous semble incroyablement long.
On a abondamment cité « La Peste », de Camus au point d’en avoir la nausée (pourtant, j’adore, j’adore Camus et ce roman en particulier !) – les citations mises à toutes les sauces, comme des mantras qu’on lance à la tête des inconscients. D’un autre côté, j’étais également partagée par cette faculté qu’ont les Français de relire les grands classiques de la littérature lors des grandes catastrophes. Ainsi, « Paris est une fête » fut un best-seller suite aux attentats de novembre 2015 ; « Notre Dame de Paris » s’est vendu puis vendu puis vendu après l’incendie terrifiant de la cathédrale de Paris en avril 2019. Aujourd’hui, « La Peste » est en rupture de stock. Bénie soit la littérature !
Ce qui m’impressionne, c’est également ce climat de guerre qui plane sur la ville. Soudain, on se prend la tête avec des amis chers ou des membres de la famille proche, sur des points du confinement. Ce qui me choque, c’est ce climat de suspicion qui traverse le pays. On s’emporte envers les irresponsables, on insulte son voisin qui est sorti malgré l’interdiction, on envoie en pâture ceux qui, de par leur inconscience, nous jetterons dans une épidémie digne de celle de la grippe espagnole.
Ah, la grippe espagnole justement ! Ainsi que la peste noire et les grandes pandémies qui zèbrent notre Histoire et qu’on cite sans cesse depuis l’invasion terrifiante de l’ogre Covid-19. J’avais déjà consacré un article à cette grande faucheuse de vies qui, au lendemain de la Première Guerre mondiale, plongea la jeunesse encore debout après le front dans une perte démographique certaine (pensez à la rousse Lavinia de « Downton Abbey » !). Je réfléchis à un article sur la peste noire qui assassina 30 à 50% des Européens en cinq trop courtes années (1347-1351), ce qui représentait à l’époque, 25 millions de morts. On préfère ne pas penser à ce que représenterait, aujourd’hui, 30 à 50% de la population européenne.
La mode est au confinement et, en France, elle l’est aussi aux déclarations que l’on signe sur l’honneur pour aller faire ses courses, travailler (pour certains), promener son chien (justement !) ou faire son jogging. La France s’adapte. Comme sous l’Occupation (désolée, c’est malgré moi, mettez cela sur le compte de ma formation d’historienne et d’une déformation professionnelle), les Français s’adaptent avec aisance. Je réalisais ce matin avec mon mari que, soudain, je souhaitais « qu’ils ne mettent pas en place de couvre-feu ». Le couvre-feu. Pour moi, ce mot me parle d’Histoire et est tout droit venu du passé. Lorsque les rumeurs ont couru, avant le confinement, sur un black-out national à partir de 18h, j’ai eu envie de demander « et il faudra aussi placarder les fenêtres pour ne pas laisser passer la lumière, en cas de bombardement ? ». Bien sûr, à cette époque, je préférais ne rien prendre au sérieux, terrifiée que j’étais de ce que cela signifiait vraiment. Maintenant, je m’adapte, comme tout le monde. Et, dès le petit-déjeuner, au-dessus de ma tasse de café noir, je parle de « couvre-feu » avec une aisance qui aurait choqué mon moi d’il y a deux jours seulement. Avec mon mari, on n’oublie pas nos attestations et on s’adapte à nos vies. Lui, professionnel de santé, pas encore envoyé sur le front des hôpitaux, fait des consultations par vidéos, dans une pièce de la maison aujourd’hui dédiée à ses consultations sans patient (du moins, sans patient présents corporellement parlant). Il rassure, je l’entends rire, plaisanter, demander comment va la famille, parler doucement ou dédramatiser les patients jeunes ou âgés qui, là encore, s’adaptent, s’adaptent !
Cette capacité d’adaptation m’émerveille et m’inquiète. Là encore, l’Histoire me rattrape. L’humain s’est toujours coulé dans le moule des situations, relevant le col, rentrant la tête dans les épaules lorsque le monde courait à sa perte. Même si, dans le cas actuel, l’urgence sanitaire est telle que l’on suit docilement les conseils. Heureusement, il n’y a pas de guerre, il n’y a pas d’ennemi, si ce n’est l’ogre Covid-19 qui se roule avec délice dans nos hôpitaux et dans nos populations. Toutefois, je le répète, quel dommage de lancer à la figure des Français flânant inconsciemment à Paris le week-end dernier qu’ils sont des assassins en puissances. Peut-être l’ont-ils été. Certes. Mais un climat de suspicion entre Français, alors que le monde, soudain, s’emballe terriblement, quelle tristesse. Suivons les recommandations mais ne cherchons pas à trucider notre voisin parce qu’il s’est raclé la gorge deux fois, a avancé trop près de nous (et les 1 mètres réglementaires !) et a maudit, pendant quelques heures, le confinement obligatoire. Certes, même si toute cette situation inédite est nécessaire, primordiale, vitale et grave, il est tout de même humain de maudire le monde soudain infecté et de regretter l’époque tellement proche où l’on achetait un jean avec sa maman lors d’un après-midi shopping (histoire vécue) qui me semble, pour un certain temps interminable, tristement révolu.
Demain, lorsque la fin du monde sera passée et que nous porterons aux nues les soignants qui, avec un courage exemplaire, se sont battus sans un mot lors de journées cauchemardesques, nous découvrirons le plaisir de se balader au soleil en famille, de partager des pique-niques et de s’étriper en parties de foot interminables (plutôt que de s’étriper parce que, chéri, c’était ton tour d’occuper les enfants, je bosse là).
J’ai une tonne, une tonne de mots à dire et d’histoires à raconter : pandémies mais autres joyeusetés historiques. Confinée dans ma maison rouennaise (sans box wifi, avec une salle de bain en travaux et des affaires de déménagement entassées au milieu du salon, des chambres, des couloirs), loin de mon Berlin que j’aime tant et qui me manque terriblement (encore plus depuis que je sais que je ne peux plus sauter dans un avion pour me balader sur Tempelhofer-Feld et dans les grandes avenues berlinoises) je fais partie toutefois des privilégiés, avec mon bout de jardin et ma maison ainsi que du ciel bleu.
On attend, on attend. Trois compagnons de la Libération ont appelé à la patience et à l’obéissance. Les anciens parlent. On enterre ses morts en catimini. Les villes sont silencieuses et les appartements, parfois, résonneront des cris et des pleurs d’une population fatiguée. Mais le monde, comme toujours, se redressera, époussètera ses épaules, pleurera sur ses disparus puis vivra à nouveau. Comme avant ? À nous de juger.